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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Sebenico

“J’ai dit que la route de Scardona à Sebenico franchit la Krka, auprès de la première de ces deux villes, par le moyen d’un bac. Bien qu’on ait choisi l’endroit le plus resserré pour ce passage, la rivière n’est pas moins encore très large et surtout extrêmement profonde. Il y a, paraît-il, un projet de pont, mais son établissement coûterait fort cher et l’Autriche, très économe toutes les fois qu’il s’agit de la Dalmatie, a toujours reculé devant la dépense. Le bac est un lourd et rudimentaire bateau, sans avant ni arrière, pouvant supporter les plus grosses voitures et que meut une équipe de passeurs. […]. On roule longtemps sur des plateaux complètement déserts, où l’on rejoint la route venant de Dernis, puis on se met à descendre. La mer surgit et, tout au bas de la côte Sebenico s’allonge au bord du long goulot de la Krka réapparue. 

Je me rappellerai toujours le succès de curiosité que nous avions obtenu auprès des habitants de cette ville, la première fois que nous y vînmes: notre auto était la première voiture sans chevaux qu’un destin propice amenait parmi eux, aussi quels yeux, que la surprise ouvrait démesurément, quels airs ébahis et quelle bousculade pour voir de plus près ces êtres extraordinaires en leur plus extraordinaire véhicule! Nous avions traversé toute la ville dans la double haie d’une foule compacte aux cous tendus vers nous. Cette fois, notre entrée fut moins triomphale; le concours de la population, quoique encore fort respectable, fut infiniment moins important, ces gens se sont vite blasés, ce à quoi nous reconnûmes que les Dalmates avaient monté d’un degré à l’échelle de la civilisation.

L’Hôtel de la Ville, où nous avions choisi notre gite, n’est point une auberge indigène, les chambres y sont propres, la cuisine et la cave excellentes. Il est situé sur le port, devant un assez large quai où viennent s’amarrer les vapeurs qui parcourent l’Adriatique. Sebenico est un important port dalmate, situé non pas sur la mer elle-même, mais dans l’estuaire de la Krka qui forme une rade où des escadres évolueraient à l’aise. Les navires y seraient aussi très en sûreté en temps de guerre, car il débouche dans l’Adriatique par l’unique et étroit canal de San Antonio, derrière le rideau des îles, nombreuses, pressées, enchevêtrées, formant avec les multiples canaux qui les séparent comme un formidable rempart percé de meurtrières. Cette excellente position stratégique a fait que, dit-on, l’Autriche songerait à y créer un port de guerre (Depuis que ces lignes ont été écrites, l’Autriche a, en effet, décidé d’établir une base navale à Sebenico). Il me semble cependant que celui-ci serait par trop protégé, l’excès étant nuisible en tout, et que les flottes qu’il renfermerait pourraient y être aisément embouteillées en obstruant le canal de San Antonio. […].

Sebenico est l’une des plus importantes villes de la Dalmatie. Oh! Cela ne veut pas dire qu’elle possède un nombre bien élevé d’habitants (Au recensement de 1910 Sebenico comptait 29 548 âmes), tout est relatif, car les grandes villes de ce sauvage pays atteignent tout au plus au niveau de nos sous-préfectures. Ville faite d’archaïques maisons et de rues médiévales. Ruelles aux dalles polies, emplies d’ombre et de mystère; raidillons qui se transforment souvent en escaliers glissants. Maisons aux pignons successifs s’étageant à rebours, masquant le ciel; petites fenêtres trilobées, garnies de sculptures précieuses, de balustrades de fer forgé, de barreaux artistiquement modelés. Échoppes sombres où l’on vend des choses barbares, cuirs tressés, habits rouges, toques dalmates, viandes saignantes, bijoux curieux d’argent ou de cuivre, fruits savoureux de la Krka, raisins, pêches, prunes et figues monstrueuses. Rues sombres et malodorantes mais où règne toujours une opportune fraîcheur! On ne peut faire un pas dans la cité désuète sans s’extasier devant un morceau de pierre, ou de fer, dont on sent que la forme a obéi, pour le plaisir de nos yeux, à la volonté d’un artiste. Comme ses sœurs dalmates, Sebenico apprit à aimer les arts sous la tutelle de Venise. Avec ses petites maisons sculptées au beau temps des Doges, elle nous est aujourd’hui un véritable musée. […]. Contrastant avec le désordre de la vieille ville, la Marina, le quartier du port, aligne ses maisons neuves et régulières, et s’éclaire à la lumière électrique” (pp. 54-58).

”Ayant quitté Sebenico de bon matin, nous croisions incessamment des indigènes se rendant au marché. Quels superbes gaillards, ces Dalmates! Grands, bien faits, épaules larges, membres nerveux, démarche élastique, mais la tête un peu petite et le front un peu trop étroit: de beaux animaux. Marmont, qui admirait la beauté et la force du type dalmate, nous explique que, comme chez tous les peuples barbares - de son temps les indigènes de la Dalmatie n’étaient que des barbares, et aujourd’hui sont-ils bien plus civilisés? - cette beauté, cette haute stature, proviennent du régime auquel est soumise la population, régime de misère et de privations qui fait périr tous les enfants faibles et mal constitués. […]. D’épaisses moustaches barrent leurs faces dures que leurs yeux, luisant sous la broussaille des sourcils touffus, rendent plus dures encore; voilà bien les descendants des farouches pandours, de ces soldats cruels, vindicatifs et indisciplinés (Les pandours étaients des soldats dalmates que les Vénitiens avaient organisés en milice chargée de la police du pays. Nous avons corrompu leur nom pour faire le mot pandore, sobriquet des gendarmes français)” (pp. 60-61).