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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Zara

"La route se met à filer tout droit vers la grande mer, vers Zara. […]. De part et d'autre, d'immenses landes calcaires, infertiles, des espèces de prairies essayent d'être vertes, mais le jaune leur va mieux. Parmi les buissons et les cailloux paissent des moutons maigres, sous l'œil indifférent de somnolents bergers. […]. A chaque instant, maintenant, nous croisons de grandes charrettes dalmates attelées de deux chevaux toujours trottant. Au travers des nuages de poussière qu’elles soulèvent nous distinguons vaguement des brochettes de Dalmates, vêtus de rouge, alignés sur les planches et sautant, sautant, au gré des trous de la route que les chevaux franchissent à leur allure échevelée. 

Voici Zara (Il y a 168 kilomètres d’Ototac à Zara. La route est très mauvaise d’Ototac au col du Vélébit, passable du col à Obrovazzo, médiocre ensuite jusqu’à Zara). Un large fossé rempli d’eau, puis une muraille du moyen âge. Sur le fossé, un pont-levis; dans la muraille, une adorable porte surmontée du lion ailé de Venise qui tient ouvert sous sa griffe le Livre des Évangiles, et sur les pages on lit: Pax tibi, Marce Evangelista meus. C’est la Porte de Terre (Porta terra ferma), monument de l’époque vénitienne, œuvre de Sanmicheli. […]. Les Français sont venus, puis les Autrichiens, mais Zara est restée vénitienne: le lion de Saint-Marc plane toujours sur la ville, qu’il couvre de l’ombre de ses ailes largement éployées.

Sitôt qu’on a franchi la porte, l’auto circule avec peine au milieu des petites rues étroites d’une ville italienne; Zara et tous les ports de la Dalmatie semblent construits d’après une idée unique: ils portent l’empreinte de Venise qui les domina si longtemps, empreinte d’ombre et de mystère, maisons obscures, ruelles étroites et noires, fenêtres grillées, portes basses et dissimulées, le tout formant un labyrinthe compliqué où, sur des dalles polies, circule une population silencieuse qui semble glisser plus que marcher. […]. Nous verrons que dans toutes les rues des villes maritimes de la Dalmatie, qui remontent à la domination vénitienne, les voitures ne circulent pas, et pour cause. Zara, bien que capitale déjà aux temps vénitiens, n’échappa pas à cette générale règle: on peut dire qu’il n’y a pas de voitures à l’intérieur de ses murailles. […]. L’hôtel est heureusement tout à côté de la Porte de Terre, l’auto y parvint sans trop de peine; mais là, il fallut l’abandonner devant le seuil, sous la garde du concierge et de la population assemblée, car à Zara point de garages parce que point de voitures sans chevaux.. nous venons de voir que les voitures avec chevaux y sont elles-mêmes inconnues, alors!

L’hôtel Bristol n’a, fort heureusement, rien de dalmate; c’est un vaste palace où l’on trouve à loisir confort et propreté. Il s’élève sur la Riva Nuova, large quai établi par les Autrichiens à la place des anciennes fortifications. De ses fenêtres, nos regards plongeaient sur le canal de Zara où toute une escadre austro-hongroise était alors à l’ancre; […]. La Riva Nuova est le quartier moderne et élégant, c’est un longue et large esplanade où s’alignent de hautes et régulières constructions autrichiennes parmi lesquelles l’hôtel Bristol se fait remarquer par sa masse imposante; c’est la promenade du beau monde, femmes en toilette à la mode de Paris, officiers, fonctionnaires et étrangers; beaucoup de cafés, dont les innombrables tables envahissent les deux tiers de la chaussée, sans grand inconvénient d’ailleurs, puisqu’on n’y voit que des piétons; c’est aussi un quai où viennent s’amarrer les vapeurs du Lloyd autrichien ou de la Compagnie Ungaro-croate, et d’où la vue s’étend très largement sur la mer et sur les îles. […]. Sur cet quai rien ne rappelle le pays sauvage que nous venons de parcourir, ni les étranges costumes indigènes que nous avions exclusivement vus pendant tant de kilomètres; ici tout est européen, civilisé, raffiné” (pp. 25-29).

“Et quand il fut tout à fait nuit, […] nous avions abandonné comme à regret l’air délicieux de la riva... Nous fûmes réveillés brusquement, au milieu du premier sommeil, par un épouvantable vacarme; bruit de portes s’ouvrant et se fermant avec violence, fracas de volets entre-choqués, grésillements de vitres brisées; […]. Je me précipitai sur le balcon; pour y rester je dus me cramponner à la balustrade: un ouragan terrible était déchaîné dont le vacarme assourdissait, dont l’impétueuse violence faisait trembler l’hôtel comme une maison de bois. Ce hurlement formidable, c’était la voix de la bora. […]. La tempête dura jusqu’à l’aube. Elle cessa comme elle avait commencé: tout d’un coup. Subitement le vent tomba, les nuages disparurent, l’air et la mer redevinrent calmes. […]. Nous avions laissé notre automobile devant l’hôtel, la tourmente la poussa, la voiture s’en alla toute seule et Dieu sait où elle serait allée - dans la mer probablement - si le hasard n’avait placé sur sa route un arbre providentiel. La bora est le fléau de la Dalmatie. […]. Les gens de la ville, que nous interrogeâmes le lendemain, nous déclarèrent que Zara avait rarement eu à supporter assaut d’une semblable violence et cependant, dans un pays où le vent souffle pendant 242 jours par an, les habitants ont bien le droit d’être quelque peu blasés sur ce phénomène” (pp. 25-34). 

“Si la Riva Nuova fait voir Zara sous un aspect tout moderne, il n’en est pas de même du reste de la ville. Partout ailleurs Zara apparaît comme une cité vétuste, figée dans une attitude vénitienne. La capitale de la Dalmatie n’a d’importance qu’au point de vue administratif; elle est fort peu peuplée (Zara comptait 36 600 habitants au recensement de 1910. Mais dans ce chiffre sont compris les habitants des faubourgs; la population de la ville atteint tout au plus 20 000 habitants), n’a pas d’industrie, son commerce est restreint. Le port de la Riva Vecchia n’abrite plus que quelques modestes barques de pêcheurs, alors que jadis de nombreuses galères venant d’Orient. Au temps de la domination de Venise, Zara était riche, ses négociants étendaient leur commerce sur toute la Méditerranée. Aujourd’hui, sous l’Autriche, c’est la capitale morte d’un pays mort. […].

Le marché n’est qu’à quelques pas de la Riva Nuova, et pourtant on a déjà sauté du décor moderne dans le cadre antique où se meuvent les Dalmates... les Dalmates restés volontairement antiques eux aussi, vêtus de leurs coutumes du moyen âge. Là, sur une place étroite (Piazza delle Erbe), la foule indigène remue parmi les éventaires; les paysans y ont apporté les fruits et les légumes de la plaine zaratique, les pêcheurs y étalent sous les yeux des chalands les fruits de la mer, poissons et coquillages, les célèbres huîtres de la mer de Novigrad et les écrevisses, plus célèbres encore, de la mer de Karin. […]. Dans l’étroitesse des petites rues, on aime à flâner en regardant les types divers de gens, croisés au hasard, et les petites boutiques obscures où l’on vend de tout, mais surtout du marasquin, la fameuse liqueur dalmate, pour laquelle Zara jouit d’une véritable célébrité et dont elle tire le plus clair des revenus de son commerce actuel” (pp. 35-38 e 42).