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Imago Dalmatiae. Itinerari di viaggio dal Medioevo al Novecento

Sebenico

“Un aimable fonctionnaire dalmate, qui s’était embarqué à Zara avec moi, et qui, dans sa tendre affection pour son pays, ne négligeait pas une occasion de m’en signaler le mérite, me disait quelquefois: «Regardez! Quelle magnifique verdure!» Je tournais avec empressement mes regards vers le pont qu’il m’indiquait, comme à Londres, quand j’entendais, dans la brume du matin, un enthousiaste Anglais s’écrier: What a fine sun! De même qu’à Londres je finissais par apercevoir quelques jaunes rayons pénétrant à travers les tourbillons de fumée, de même, ici, je finissais aussi par découvrir des plantations de vignes et d’oliviers, et quelques pâturages, entre les masses de rochers nus (p. 224).

Nous sortons enfin de ce réseau de scogli pour entrer dans un canal d’un effet très imposant, le canal de Sebenico. A l’entrée de cette passe, que plus d’une grande ville maritime envierait, est une île couverte tout entière par une des œuvres de Sanmichel, le Vauban de la république vénitienne, l’architecte infatigable qui a jeté sur les rives de l’Adriatique tant de travaux mémorables et d’utilité pacifique, bastions et fontaines, remparts et chapelles. Sur un des côtes de Sebenico s’élève un autre fort, bâti par les Français; sur la montagne de Santa-Anna, qui domine la rade, encore un fort. […]. Au fond de cette baie si bien défendue, ou plutôt au fond d’un large lac dans lequel tombent des montagnes voisines les eaux de la Kerka, s’élève la ville de Sebenico, l’une des villes les plus curieuses de l’Adriatique. […]. Pour arriver dans l’intérieur de Sebenico, il faut se résigner à franchir des défilés d’une saleté pareille à celle des plus sales villes turques, à gravir par une longue suite de gradins boueux, brisés, glissants, des rues hideuses; mais ces rues conduisent à un marché qui offre au regard de l’étranger un spectacle très intéressant et à la place dei Signori. Sur la place est une de ces loges vénitiennes, galeries à colonnes où les magistrats rendaient la justice et faisaient publiquement infliger un châtiment au coupable. La loge de Sebenico, avec son élégante colonnade, est occupée aujourd’hui par un casino. La cathédrale est ébranlée par l’âge. Je n’ai pu, à mon grand regret, la contempler qu’à travers les interstices d’un immense échafaudage employé à sa reconstruction. Un de ses côtés était cependant dégagé de cette malheureuse enveloppe, et sur ce côté j’ai vu un long cordon de têtes sculptées avec une remarquable habileté: têtes de Turcs souffrantes, grimaçantes, appliquées comme un signe vengeur aux murs du temple chrétien, et forcées d’en porter le fronton (pp. 227-228).

Le marché est inondé d’une quantité d’individus dont les costumes et la physionomie fourniraient au crayon d’un artiste une rare variété de dessins. Des musulmans de la Bosnie, avec leurs barbes épaisses, leurs amples cafetans, viennent là échanger les denrées agrestes contre les produits de l’industrie italienne. Des Morlaques y descendent de leurs forêts avec leurs longs cheveux serrés dans un cordon et tombant comme une tresse sur leur dos, avec leurs pistolets luisants et leurs poignards à la ceinture; des Dalmates y circulent avec un vêtement copié en partie sur le nôtre et en partie sur celui des Turcs; de belles jeunes filles à la taille élancée, à l’œil étincelant, courent d’un côté et de l’autre d’un pied léger avec une parure éclatante, jupons rouges, corsets rouges, et leur noirs cheveux arrondis en couronnes sur leur front et nattés avec des rubans de soie rouge (p. 229).

Les differentes rues qui aboutissent à ce marché ont aussi un caractère particulier. Il y a de vastes magasins où l’on ne voit que des sandales en cuir rouge, des boutiques d’orfèvres qui n’étalent que de lourds colliers en boules d’argent, et d’énormes boutons que les paysans de la contrée suspendent avec orgueil à leur gilet. Quoique la ville de Sebenico se soit peu à peu laissé enlever par d’autres villes une partie de son ancienne fortune, elle fait cependant encore un commerce qu’on évalue à la somme de deux millions cinq cent mille francs par an. Elle a un important débouché dans la province turque qui l’avoisine, elle a près d’elle des pêcheries assez fructueuses de corail et d’éponge, et le génie industriel des temps modernes lui a ouvert un nouveau champ de labeur. A dix lieues de cette ville, sont des mines de charbon de terre qui alimentent en grande partie les bateaux du Lloyd et qu’on transporte par milliers de tonnes à Trieste. Il ne vaut pas, à beau coup près, celui d’Angleterre, mais il se vend à très bas prix. Le chargement de ce charbon à bord des navires est pour le spectateur étranger aux coutumes de la Dalmatie un trait de mœurs assez surprenant. Ce sont les femmes qui portent dans de lourdes corbeilles la houille sur leur tête tandis que leurs maris, leurs frères restent à quelques pas de là tranquillement assis, causant les bras croisés en fumant leurs pipes. Les Dalmates, dans le sentiment traditionnel de leur valeur guerrière, affectent encore, à l’égard de leurs femmes, la dédaigneuse attitude que les Indiens sauvages de l’Amérique conservent envers leurs sqaws. Le même fait se retrouve au sein de toutes les peuplades grossières. Le christianisme a affranchi, ennobli la femme. […]. La civilisation lui a donné son auréole de grâce et de douceur mondaine. Là où l’homme met encore son orgueil dans sa force physique, la femme est esclave. Là où il en est venu à se complaire dans les vraies émotions du cœur, dans les délicates conceptions de l’esprit, la femme a sa couronne (pp. 230-231)”.